Yala est née. Ma mère est aux anges, elle voulait un enfant plus que tout. Mon père, lui, n’en voulait pas mais il n’a pas dormi de la nuit. Il a écrit à sa fille un recueil entier de poèmes qu’il a titré :
Yala.
Elias, Habib et les parents de ma mère sont venus à Paris pour fêter l’événement, embrasser Yala, la porter dans leurs bras. Ma mère n’arrête pas de prendre des photos. Elle demande à tout le monde de poser sur le balcon avec Yala. La photo que je préfère est celle où Habib porte Yala. Habib est habillé d’un manteau en fourrure, il porte une barbe noire de trente jours et le soleil brille dans ses yeux. Yala est aux anges d’être bercée par un si beau jeune homme. Habib ne fera que jouer avec elle durant son séjour.
C’est à cette époque-là que ma mère a commencé à composer des albums de famille. Elle attendait de retourner au Liban pour développer ses images « parce qu’au Liban on pouvait développer les photos avec un cadre blanc tout autour », elle les rapportait ensuite à Paris pour faire sa sélection. Elle inscrivait au début de chaque album les lieux, les dates et le nom des personnes photographiées. Dans les trois premiers albums, elle n’écrivait qu’en arabe, même le mot « tour Eiffel », ce qui n’a parfaitement aucun sens. Puis l’arabe s’est mélangé au français pour enfin totalement disparaître dans les derniers albums qu’elle a réalisés un peu après ma naissance.
Le frère et la sœur de mon père étaient présents mais les parents ne sont pas venus. « Ils n’ont jamais voyagé, ils n’aimaient pas voyager » m’a dit sur un ton triste mon père lors de nos entretiens. J’avais compris que je touchais un point sensible et j’avais changé de sujet. Un peu plus tard, mon père me reparlerait de ses parents. Il emploierait le même air attristé, lorsqu’il me raconta qu’un été, arrivé au Liban, bien après la naissance de Yala, il a découvert que sa bibliothèque entière avait été vidée. Les bombardements avaient commencé près de leur village et son père avait eu peur que la maison brûle à cause des livres et des journaux de son fils. Sans l’en informer, il avait tout jeté. Encore une fois, je n’ai pas cherché à en savoir plus. En interrogeant mes parents, je ne souhaitais pas leur faire du mal.
Dans le salon, Amine, le frère de mon père, et Elias, le frère de ma mère, sont les meilleurs amis alors qu’au Liban ils se font la guerre. Chacun est dans un camp. Amine fait partie, lui, des phalangistes. Je n’arrive pas à le visualiser autrement que vêtu de sa tenue de milicien, en treillis vert kaki, T-shirt blanc dans le pantalon et son arme en bandoulière. Et l’idée de l’imaginer ainsi dans l’appartement exigu de mes parents, avec la vue sur la tour Eiffel, a quelque chose de cinématographique qui me plaît. Ce que préférait Amine dans son activité de milicien, c’était d’attendre aux checkpoints que les véhicules se présentent. Dans ces moments de répit, quand le soleil brillait, il aimait s’adosser contre les sacs de sable empilés qui faisaient office de barrage et fredonner la chanson War de Bob Marley : « Until the philosophy / Which hold one race superior and another / Inferior / Is finally / And permanently / Discredited / And abandoned / Everywhere is war / Me say war »
Amine raconta une anecdote où il a sauvé Elias à un checkpoint. Elias s’était fait attraper avec des tracts propalestiniens dans son coffre. Les miliciens chrétiens étaient à deux doigts de le cogner et de l’embarquer avant qu’Amine les rejoigne, le reconnaisse et hurle : « Personne ne touche à mon beau-frère ! Vous le relâchez tout de suite ! »
Amine ne fait que parler. Il parle sans cesse car il ne veut pas laisser Elias se lancer dans ses analyses politiques. Il ne supporte pas l’air hautain qu’Elias emploie quand il explique la guerre qui a lieu au Liban, ni le ton calme surjoué qu’il prend. Comme si lui avait raison et la Terre entière, tort. Comme si avoir lu vingt pages de Marx ou de Lénine faisait de sa parole une parole indiscutable, une parole divine. De manière générale, Amine n’a jamais pu supporter l’arrogance des gens de gauche.